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Mortain & Mavrikios Yacht Design

Interview

Nous avons eu le grand plaisir de discuter de bateaux et d'architecture navale avec les architectes Alain Mortain et Yiannis Mavrikios concepteurs de la nouvelle génération de voiliers Ovni. Un célèbre cabinet d'architectes qui a un bon recul sur les évolutions de l'architecture navale sur plusieurs décennies et a répondu à toutes nos questions sur les tendances actuelles, et plus particulièrement celles applicables aux voiliers de grande croisière.

OvniClub (OC) : Vous êtes tout d'abord connus dans le milieu des "tour-du-mondistes" comme les architectes des fameux "Passoa", Rolls à l'époque parmi les voiliers de grand voyage. Pouvez-vous évoquer rapidement pour les plus jeunes, la naissance du cabinet Mortain-Mavrikios et l'héritage de Philippe Harlé, notamment sur les voiliers habitables, la construction aluminium et les dériveurs ?

Alain Mortain (AM) : J’ai rejoint le cabinet de Philippe Harlé pour effectuer un simple stage consistant à passer un mois complet sur le prototype du Maracuja afin d’en faire les plans exhaustifs et définitifs de structure. Stage ensuite prolongé pour faire les plans d’une réduction du Maracuja appelée Carambola. Philippe Harlé se retrouvant seul à l’époque, il me propose un poste de salarié de designer, projeteur et concepteur, avec l’objectif à court terme de m’associer à lui. Cette association a duré jusqu’à sa disparition en 1991, produisant en 8 années une quarantaine de plans variés, de voiliers de plaisance, de série, de voyage, mono et multicoques, et des bateaux moteurs mono et multicoques eux aussi. Au décès de Philippe, Yiannis m’a rejoint à son tour et nous avons poursuivi ensemble les projets déjà engagés, co-signés à trois et depuis presque 30 ans (!!!!) nous avons tous deux produit nombres de bateaux à voile, et moteur, de plaisance, de voyage, de travail, de série et de course, autant de monocoques que de multicoques.
Yiannis Mavrikios (YM) : Ma 1ère rencontre avec Philippe et Alain a eu lieu au Salon Nautique de Paris 1985 au CNIT ! J’ai rejoint le cabinet en 1986 pour un stage de 10 mois, puis définitivement en 1991. La première carène que j’ai dessinée pour le cabinet fut un dériveur intégral en alu, le Passoa 50. Philippe n’étant plus là, je me suis efforcé d’analyser plusieurs modèles phares de la production de Philippe et Alain pour « obtenir leur ADN » comme base de mes futures conceptions.

OC : Pouvez-vous nous dire combien de voiliers avez-vous dessinés pendant votre carrière, pouvez- vous en nommer quelques-uns qui vous ont beaucoup plu ?

AM : Ne tenant pas une comptabilité très exacte de notre production sur cette grande période, je dirais entre 120 et 130 bateaux. Tous n’ont pas eu la même destinée, et Philippe disait qu’on ne peut dire lequel de ses enfants on préfère. Comme les bateaux n’ont pas la même susceptibilité potentielle que des enfants, je dirais tout de même que ceux auxquels je suis particulièrement attaché sont ceux qui ont marqué une évolution sur le marché par la nouveauté pertinente de la proposition, et qui ont été parfois à l’aide de la renaissance ou de la création d’une gamme. Je pense aux Etap, aux Feeling, aux Nautitech, aux Passoa, aux barges mytilicoles, aux Cata Punch, et aux catamarans à moteurs. Il y en a quelques-uns, et je dois dire qu’ils ont pour la plupart eu des carrières parmi les plus longues du marché ( entre 10 et 18 ans). Il est amusant de commencer à travailler sur un DI de voyage en aluminium de 40’, et de renouer avec le même thème presque 40 ans plus tard ! Lorsque je me retournerai dans quelques années sur ce que nous aurons produit, l’Ovni 400 fera partie de ceux-là : des acteurs de la renaissance d’une gamme.
YM : Je voudrais rajouter à la liste des modèles marquants, la 1ère gamme des catamarans Nautitech avec leurs qualités nautiques bien reconnues et leur cockpit de plain pied, caractéristique repris 13 ans plus tard par toute la production de catas habitables. Et oui, cette marche entre cockpit et carré a été vite oubliée !

OC : Le célèbre architecte américain Olin Stephens disait que les bateaux les plus gracieux étaient souvent ceux avec le meilleur comportement marin, est-ce toujours le cas à l'heure où la science et les ordinateurs semblent avoir pris le pas sur l'intuition humaine ?

AM : C’est un aphorisme, déclinaison de celui qui consiste à dire que ce qui fonctionne est beau par nature. Philippe avait une certaine sympathie pour cette idée, mais il en partageait avec moi quelques réserves et une acception un peu différente de celle usuellement admise : mesurer les qualités fonctionnelles d’un objet, change le regard subjectif que l’on porte sur lui. C’est un concept apparu en réaction à une époque où régnait un esthétisme de symbole, de convenance, et de convention. S’en tenir à une acception de premier degré est très réducteur, et cela peut être paralysant en matière de créativité. A contrario de cet énoncé, il nous est tous arrivé, je crois, de voir une chose assez disgracieuse qui pouvait fonctionner très correctement (pas impossible qu’à terme cela lui donne une once de séduction), ou inversement. Seul, l’un ne garantit pas l’autre.
Compte tenu de ce constat, il s’agit parfois pour nous de faire le pari un peu fou qu’un bateau considéré comme esthétiquement dérangeant à sa présentation deviendra ensuite un canon de beauté, si la raison de l’aspect globale s’impose dans l’esprit du public par le résultat fonctionnel ! Je puis vous assurer que cela arrive, et que cela nous est arrivé, justement sur les « carrières longues » évoquées plus haut, ainsi qu’à Philippe Harlé, l’exemple le plus emblématique le concernant étant le Muscadet.
Enfin, nous accordons beaucoup d’attention et de temps à l’équilibre des formes, des lignes et des volumes perçus, quels que soient les styles, et les besoins fonctionnels des bateaux que nous concevons : c’est la phase du design qui est très importante.
Quant aux outils de CAO, je ne crois pas personnellement que la qualité de la production de l’intellect puisse souffrir de la sophistication des outils de conception. Ils permettraient par exemple à quelqu’un n’ayant pas notre expertise de produire des volumes, qui pourraient flotter à l’endroit et avancer dans le bon sens, mais ils n’apporteraient aucune complexité de concept, ni de capacité à combiner des impératifs antagonistes pour produire une idée nouvelle et pertinente, et … globalement fonctionnelle. Par contre nous mesurons chaque jour l’aide précieuse qu’ils nous apportent dans la prise en charge d’opérations complexes, longues et pas franchement sexy. Ils nous offrent finalement du temps à mettre dans de la réflexion, de la créativité et de l’expertise.
YM : En ce qui concerne « l’équilibre des formes », je pense que c’est le manque d’homogénéité du parti pris esthétique des différents composants d’un objet qui est souvent critiqué, et non pas une forme qui ose. La règle est de toujours pouvoir déduire ou imaginer une partie cachée d’un objet à partir de sa partie visible. Si la partie cachée dévoilée choque, il y a un problème. Aussi, le mot grec pour « laid » se compose du « a » de négation et de « forme » i.e. sans forme (ασχημο). Et sur ce point, la CAO n’a pas toujours été un allié de la beauté, ayant produit (aux mains de personnes peu inspirées) des objets difformes avec des bosses et des creux partout sans justification. De toute façon, une machine à écrire n’a jamais écrit un chef d’œuvre.

OC : Comment abordez-vous le dessin d'un nouveau bateau ?
Dans le cadre d'un nouveau projet, comment partagez-vous les tâches de conception en travaillant en binôme ? est-ce que chacun a des domaines de compétences ou des intérêts particuliers propres ?

YM : Une bonne définition des besoins fonctionnels et du style, suivant le chantier et les utilisateurs, en gardant l’essentiel mais toujours en assaisonnant de touches novatrices. Convergence des intérêts fonctionnels (souvent) antinomiques en un objet économiquement viable et techniquement constructible.
AM : Pour résumer de manière simpliste, Yiannis est le technicien, architecte et le « scientifique », Alain est le designer et le « créatif ». En réalité nous avons tous deux une culture et une expérience qui déborde largement nos domaines de compétences propres, si bien que nous discutons et mettons en débats fructueux internes ce qui est du domaine de l’autre.

mortain mavrikios yacht design Ci-dessus profil de l'Ovnicat 48 dessiné par le cabinet d'architectes navals Mortain & Mavrikios

 

OC : Quelles sont les retombées de la course au large utilisables aujourd'hui sur un bateau de voyage ?

AM : La course au large est très intéressante en ce qu’elle permet d’initier, expérimenter, et tester des concepts ou des évolutions architecturales. Je pense notamment aux progrès réalisés sur les carènes à avant porteur. La manière dont cela influe sur la conception des bateaux de croisière, est assez modulée et subtile, car l’ensemble des paramètres par ailleurs sont différents. Enfin, effet collatéral positif de la course au large est d’habituer l’œil de l’observateur à des évolutions esthétiques spectaculaires.
YM : La course ouvre toujours la voie de nouveaux concepts, souvent devenus possibles par l’évolution de la technique et des matériaux. Ces concepts peuvent être adaptés aux bateaux de croisière, pourvu qu’on n’essaye pas de les appliquer tels quels. Il faut analyser l’avantage fonctionnel qu’ils apportent au bateau de course et trouver le moyen d’obtenir cet avantage sur le bateau de croisière, presque toujours avec une configuration technique et un résultat visuel très différents pour les deux types de bateaux. En résumant c’est la « fonction » qu’on vise à dupliquer, en trouvant les moyens adaptés, et non pas la duplication géométrique à l’identique (duplication des moyens). Un exemple est les étraves scow. Sur un bateau de course léger, elles peuvent être très volumineuses et rondes. Sur un bateau de voyage lourd, il faut être plus subtile. Nous pouvons obtenir le même effet d’amortissement au tangage avec une étrave moins ronde mais une forme adaptée autour de la ligne de flottaison. Voir par ex. les formes de la ligne de flottaison avant de l’OVNI 400 avec son passage remarquable de douceur au tangage pour un avant aussi plein.

OC : Quels sont les compromis les plus courants à faire pour concevoir un bateau de série ?

AM&YM : Très complexe à décrire. Nous devons prendre en compte la totalité des contraintes, et les mixer, gérer leurs interactions, leurs antagonismes, pour finalement arriver à un équilibre de l’ensemble. Je ne suis personnellement pas fan du terme compromis, car il laisse l’impression d’un lissage par le bas. Je préfère parler d’équilibre. En matière culinaire par exemple, on ne dirait d’un très grand plat qu’il est le fruit d’un compromis, mais plutôt un savant mélange de saveurs et textures qui atteint un équilibre particulier. Un bateau de croisière est un « objet » complexe, qui doit répondre tout à la fois à des contraintes physiques, fonctionnelles, réglementaires, industrielles et commerciales. Notre métier, notre compétence, est de trouver la réponse à cette équation complexe.

OC : Avec la pollution des océans (billes de bois, containers à fleur d'eau et autres OFNIs, en plus des algues et sargasses de plus en plus présentes dans l'Atlantique) un voilier en aluminium avec une dérive relevable semble particulièrement bien adapté au voyage hauturier. Pourtant la réglementation européenne (voir la définition de l'indice de stabilité STIX) pénalise les dériveurs, reléguant certains en catégorie B, par ex. de moins de 40 pieds ayant pourtant démontré leur capacité à parcourir tous les océans, comment expliquer ce paradoxe ?

AM : En effet, et nous expérimentons le bien-fondé de la formule DI (Dériveur Intégral) aluminium au travers de notre production depuis plusieurs décennies. Ce n’est pas la réponse exhaustive aux contraintes du voyage, mais c’est très certainement une des plus pertinentes. La problématique de la réglementation est un autre sujet. Celle-ci a la prétention d’imposer les solutions techniques et architecturales pour prévenir la quasi- totalité des accidents.
La norme a de mon point de vue des défauts initiaux majeurs : Initialement, elle ne repose pas sur des statistiques et des analyses sérieuses de l’accidentologie, de l’histoire et de l’usage du bateau de plaisance et de croisière. On a donc « légiféré » sur des points qui ne le nécessitaient vraisemblablement pas. Elle prétend non seulement fixer des objectifs de sécurité, mais en définit les moyens de les atteindre. Elle s’interdit de fait l’émergence de solutions efficaces et élégantes venant de ceux dont le métier est de concevoir de bonnes solutions aux problèmes posés. Elle présuppose en outre que les architectes et les constructeurs pourraient promouvoir des solutions dangereuses et inadéquates, contre leurs propres intérêts. Pour être applicables, les normes doivent être simples. Or, paradoxalement elles complexifient les procédures et les justificatifs de calculs, et en même temps elles fixent des limites abstraites, arbitraires et simplistes et finalement détachées des réalités physiques : Un exemple emblématique : pour passer en catégorie A on doit avoir un STIX de 32, à 31.99 on ne passe pas. Ce qui conduit à produire un effet pervers dans l’inconscient collectif : à 31.99 on n’est pas en A, donc on est dangereux ! La norme nie les notions de continuité et de progressivité dans l’évolution des effets d’un choix architectural ou technique. C’est enfin malheureusement anti-didactique.
À contrario, la réglementation a des aspects presque positifs : La responsabilisation du skipper, qui doit déterminer s’il se met dans les conditions de navigation conformes à l’usage prévu de son bateau. C’est au départ du simple bon sens, mais la vie montre que lorsque les problèmes surviennent, le bon sens s’exile. La gestion du poids et la position du centre de gravité par les architectes et les chantiers a encore augmenté, mais il reste aux usagers de se pénétrer un peu plus de cette problématique physique fondamentale. Il y a déjà longtemps, avec Philippe Harlé, nous cherchions à faire prendre conscience de l’effet sensible de l’élévation des poids dans les hauts, et nous avions trouvé cette image : pour un Maracuja, une mouette qui se pose en tête de mât consiste à enlever 100Kg de lest.
YM : La norme de stabilité ne prend pas en compte l’absence de l’effet « croche pied » sur un DI. A notre question à ce sujet pendant une des réunions d’élaboration de la norme, la réponse du président de la commission fut « nous n’acceptons pas l’absence du croche pied, car nous ne pouvons pas être sûrs que l’équipage remontera la dérive dans des conditions difficiles »… !

OC : Un solide voilier de voyage avec un chargement conséquent et souvent des réservoirs importants, va être vraisemblablement limité par sa vitesse de carène. Comment dessiner un voilier qui va quand même permettre de belles moyennes journalières ?

AM&YM : Ce qui caractérise la capacité à faire de bonnes moyennes, se situe dans le bas du spectre du vent et c’est très simple : plus vite et facilement on s’approche de la vitesse limite, meilleures sont les moyennes. Les facteurs qui favorisent la vitesse dans le petit temps sont principalement :

  • - Le poids contenu
  • - La surface de voilure la plus importante possible compte tenu de la raideur à la toile du bateau.
  • - La limitation de la surface mouillée.
  • - Mais aussi la qualité des voiles, leurs bons réglages, et l’exhaustivité du jeu de voile.
Coté carène, le coefficient prismatique a une certaine importance sur la trainée à des vitesses proches de la vitesse dite de la carène. Une coefficient prismatique faible favorise le petit temps et au contraire, un prismatique plus important pénalise le petit temps mais booste la vitesse dite de carène.

OC : Avec les grandes tendances architecturales, maintenant aussi visibles sur des voiliers de série, par exemple un allongement des lignes de flottaison et une carène moins creuse, des volumes avant plus importants et souvent un bouchain tout du long de la coque pour l'augmentation de puissance, quel est l'impact sur le comportement du bateau et le passage dans la mer formée ? La recherche de performances est-elle au détriment du confort en navigation ?

AM&YM : La tendance actuelle du gonflement des avants et des étraves « cuillère » est motivée par l’augmentation de la raideur à la toile aux angles d’usage (entre 10/12° et 25/30°), d’une part et un amortissement sensible du tangage. La course nous permet de mesurer que cela produit un effet et dans quelle proportion. En général, la recherche de performance par l’augmentation de la puissance (avec un petit creux et une grande largeur à la flottaison) est souvent au détriment du confort dans la mer formée. Ceci est vrai aussi bien pour les monocoques que pour les multicoques. Mais il existe des moyens d’obtenir de bonnes performances et de la douceur dans le passage dans la mer, même avec des avants volumineux. Notre rôle d'architecte consiste à placer nombre de curseurs à des endroits différents, afin que le mélange soit harmonieux et fonctionne. Comme le dit la chanson, « l’important c’est la dose », il faut que pour des bateaux de croisière, ces effets soient produits avec souplesse : on ne peut pas mettre le curseur du confort à 0. Donc nous avons cherché à la fois de la performance et du confort en navigation. Indirectement par l’augmentation du volume intérieur, celle de son confort de vie aussi.

OC : Cette tendance est-elle utile pour la conception d'un dériveur intégral ?

AM&YM : Le renforcement de la puissance du bateau aux angles d’usage est bénéfique aux dériveurs intégraux qui sont par nature moins raides que des quillards.

OC : Quelles sont les avantages d'une étrave en forme de scow ? S'oriente-t-on à plus long terme vers des voiliers de croisière avec un "gros nez rond" ? Est-ce souhaitable, voire possible, pour un lourd voilier de grand voyage ?

AM&YM : Les étraves Scow plus ou moins prononcées permettent d’augmenter la raideur de forme et en même temps l’équilibre de route du bateau par la moindre déformation de la carène à la gîte. Ce qui se caractérise par un axe de carène qui se déplace au fur et à mesure de la gîte grosso modo parallèlement à l’axe du navire. De plus la répartition des volumes à l’avant permet d’avoir un vrai amortissement souple du tangage. Il va de soi que l’importance donnée à la largeur de l’étrave influe sur la modulation du confort, cette caractéristique est donc assez finement dosée, en fonction entre autres du déplacement du bateau. Entre un scow « carré » et une étrave ronde, il y a une plage d’ajustement très vaste.
Pour l’instant, toutes choses égales par ailleurs, il est difficile d’imaginer un vrai scow pour un DI de voyage. Pour un quillard de voyage, auquel on apporterait une attention particulière à la gestion du poids afin de rester dans des limites assez light, on peut effectivement imaginer un nez plus large que ce qui existe actuellement sur le marché, sans avoir besoin d’aller jusqu’au scow intégral qui peut poser problème dans la mer très formée. Nous avons travaillé dans ce sens sur un concept intermédiaire que nous avons baptisé « Semi-Scow ». C’est une piste intéressante pour des bateaux semi-light comme les Cigale par exemple, mais pas heavy.

OC : Plus récemment on voit l'apparition, après cette tendance à l'allongement de la longueur de flottaison, d'un redressement voire même d'une inversion de l'étrave, à au contraire un rocker plus important sur certains voiliers de course légers (class 40, derniers Imoca) pour mieux passer dans les vagues, et des brions plus élevés que par le passé, même sur les bateaux de croisière ?

AM&YM : Une étrave « cuillère » bien dessinée offre un meilleur amortissement au tangage. L’étrave inversée est une question de mode et n’offre pas un gain de performance.
Le passage dans la mer est effectivement un point important, et l’abandon de la recherche d’une longueur de flottaison maximale est corollaire sur les bateaux légers : ils fonctionnent le plus souvent en mode planant. Sur un bateau en mode à déplacement on est sur une problématique différente et on joue sur les deux tableaux de l’augmentation de la puissance et l’amortissement du tangage. Ce qui conduit à une caractérisation des formes avant moins spectaculaire. Quant au rocking des bateaux plus lourds, il est naturellement présent du simple fait du volume plus important à « loger » dans une longueur et une largeur données. Le seul endroit où s’exerce une latitude d’ajustement est le brion. Lorsqu'on cherche un amortissement du tangage par la prise rapide de volume des flancs, si on veut un amortissement souple à la gite on ne peut trop enfoncer concomitamment le brion. Encore une fois c’est une question de réglage fin.

OC : Quelles sont les autres évolutions pour la performance des carènes de voiliers de voyage prévus pour supporter de la charge ?

AM : De mon point de vue, on n’est pas encore au bout de l’exploration de cette voie nouvelle. Mais la recherche va continuer à trouver de la puissance, du confort et de la performance en même temps. Le critère principal qui fixera les règles reste le poids du bateau. En alourdissant on réduit de fait l’éventail des solutions possibles. C’est pour cela que les architectes ont cette obsession maladive pour la gestion du poids !

OC : Que penser des voiliers au franc-bord de plus en plus haut, voire imposant, n'est-ce pas un artéfact de la réglementation, notamment pour un DI (stabilité aux grands angles) ?

AM : Indiscutablement, le franc bord important est une aide précieuse pour la stabilité aux grands angles. Mais c’est aussi parallèlement une valorisation extraordinaire de l’espace intérieur. Ma carrière est assez longue aujourd’hui pour mesurer à quel point la perception d’un franc bord est une donnée culturelle susceptible d’évoluer. Lorsque plutôt je mentionnais quelques réussites durables incontestables de Yiannis et moi et aussi avec Philippe Harlé, ce sont quasiment tous des bateaux qui ont marqué au moment de leur sortie par leurs proportions inhabituelles, et qui au terme de carrières longues sont devenues des classiques élégants. Je me souviens à titre d’exemple parmi d’autres du Nautitech 475 à propos duquel on m’a dit sur les pontons du Grand Pavois le jour même de sa présentation : « c’est plutôt osé ce franc bord et cette tonture inversée ! vous êtes surs de vous ? », et le constructeur 17 ans plus tard nous demandant d’en concevoir une modernisation, mais légère car « pour les gens c’est la jaguar type E, tu ne retouches que marginalement ». Ce qui a permis au bateau de faire deux saisons de plus, avant le remisage du modèle parce que … manquant de franc bord (volume intérieur).

OC : Si l'on en revient à la base de la performance, soit augmenter la puissance en limitant la trainée/résistance, quelles sont les autres possibilités pour les voiliers de croisière ? par ex. nombre et position des bouchains y inclus pour la stabilité de route, virures/renfoncement sur tiers avant, petits plans porteurs latéraux (e.g. DSS) pour augmenter la puissance et/ou limiter la gîte (sans parler des foils qui semblent limités aux voiliers de course légers) ?

AM&YM : Un des tous premiers facteurs de performance est bien entendu la maîtrise du poids ! Sur le nombre de bouchains, cela dépend de ce que l’on cherche, car cela joue surtout sur la largeur à la flottaison à plat ou à la gîte, et incidemment sur le creux. Moins de bouchain donne une BWL (largeur de flottaison) plus modeste à plat et plus de creux ce qui est meilleur pour les performances à plat, au moteur notamment. Plus de bouchains à contrario c’est plus de BWL moins de creux et un peu moins de surface mouillée. Le redan à l’avant s’avère être une autre piste intéressante pour combiner l’apport de puissance à une gite usuelle et une bonne finesse à plat.
Quant aux DSS le gain serait trop marginal compte tenu du déplacement de ces bateaux. Il faut vraiment être très léger pour en tirer un effet justifiant la complication et la trainée supplémentaire.

OC : Vue l'apparition de doubles safrans sur la très grandes majorité des voiliers récents, malgré la perte de manœuvrabilité au moteur et leur vulnérabilité aux Ofnis, quels sont les avantages de cette formule ? Plus particulièrement pour un bateau de voyage ?

YM : Stabilité de route à toute épreuve, même sous pilote. Éviter les départs au lof !
AM : Les doubles safrans permettent de mieux contrôler le bateau qu'avec un simple safran, en toute circonstance. Ils présentent certes un peu plus de vulnérabilité mais ils ont l’avantage d’être … deux, il en reste toujours un opérationnel. Les doubles safrans manœuvrent, certes, un peu moins bien que les safrans uniques. Mais, très souvent l'écart n'est pas aussi important que les gens pensent car le déficit de manœuvrabilité est plutôt dû à l'augmentation actuelle des franc-bord alors qu’il est imputé aux doubles safrans.

OC : En dehors de l'optimisation de la carène, quels sont à votre avis les solutions les plus intéressantes pour à nouveau améliorer les performances moyennes, mais aussi bien adaptées à ces voiliers de voyage ? Par exemple gréement carbone, grand voile à corne "Square-Top", bout-dehors,etc ?

AM&YM : A part les prix encore élevés, aucun inconvénient à utiliser un mât carbone. Mais pour que cela devienne un véritable avantage perceptible, il faut de notre point de vue en profiter pour augmenter la voilure.
Les GV à corne sont très intéressantes car cela apportent de la force propulsive vraiment significative avec une capacité d’autorégulation effective. C’est la manière la plus directe et la plus simple d’améliorer un critère de performance. Les manœuvres ne sont pas forcément complexes et ne sont à effectuer que par temps maniable. Dès le premier ris, la corne est de ce point de vue complètement transparente.
L’utilisation d'un bout-dehors est plutôt favorable, d’un point de vue architectural, cela rentre dans l’exhaustivité du plan de voilure évoqué plus haut. Mais c’est de la manœuvre supplémentaire et pour le coup le navigateur est seul juge de son acceptabilité.

OvniClub (OC) : Comment les nouveaux modèles d'Ovni 400 et 370 ont-ils bénéficié de ces nouvelles avancées architecturales et quelles sont les principales caractéristiques et différences entre ces deux modèles ?

AM&YM : Pour l’ Ovni 400, nous avons mis en place des caractéristiques innovantes en matière de bateau de voyage (carène moderne, nez large, volume intérieur, ergonomie intérieure et extérieure…). Pour concevoir le deuxième modèle de cette nouvelle gamme, nous nous sommes appuyés sur les qualités observées et approuvées sur l’ainé : stabilité de route, confort en mer, confort et ergonomie à bord, en les renforçant lorsque cela était possible nonobstant la différence de taille. Le travail conjoint avec le BE Brouns nous a permis de faire progresser sensiblement la conception structurelle afin d’en améliorer les conditions de mise en œuvre. Ce qui se répercute favorablement pour le client qui profite enfin de l’offre nouvelle sur le marché d’un bateau de voyage de 37’ homologué en catégorie A, pertinent techniquement, fonctionnellement, à un prix « réaliste ».

Ci-dessous profil du nouvel Ovni 370 Ovni 370 mortain mavrikios cba
Des ouvrages de références sur l'architecture navale du voilier : voir ici

A voir aussi sur le même sujet :

L'indice de stabilité et flottabilité STIX et les catégories de conception CE
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